Création : L'alliance

 L'alliance
Ses mains se promènent un peu partout avec des mouvements vifs et saccadés. Elles replacent une mèche de cheveux derrière son oreille, tirent sur le bas de son chandail, s’acharnent sur un mauvais pli de son pantalon. La jeune femme au bout de ces deux mains fébriles attend. Quelque chose, ou peut-être quelqu’un.

            À l’autre bout de la pièce, un jeune homme est assis, bien droit. Ses mains à lui sont posées sur ses cuisses, immobiles et calmes. Mais il attend aussi, quelque chose, ou peut-être quelqu’un.

            Ces deux-là pourraient être de simples inconnus dans une quelconque salle d’attente. Ils ne se parlent pas, et se regardent à peine,  se jettent des regards furtifs et détournent les yeux dès que ceux-ci se croisent. Ils pourraient être deux inconnus dans une salle d’attente, sauf qu’ici, aucun dentiste, médecin ou garagiste ne viendra mettre fin à leur manège.

            La jeune femme sourit timidement et deux fossettes creusent ses joues roses.  Elle se demande ce qu’elle fait là, à laisser les longues minutes d’un dimanche après-midi s’écouler dans le salon tout blanc du jeune homme assis en face d’elle. Elle jette un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur et soupire. Elle voudrait qu’il fasse quelque chose, qu’il parle, qu’il bouge, qu’il cesse au moins d’être aussi calme, mais plus les minutes s’allongent, plus elle est convaincue qu’il ne fera rien.

« Bon... »

            Le jeune homme lève les yeux. C’est le premier mot qu’elle prononce depuis qu’elle est arrivée. Un seul mot, tout simple et pourtant, il sent son cœur qui s’emballe et une puissante vague de chaleur l’envahir. Il se dit Elle va s’en aller. C’est certain. Qui supporterait de rester dans cette situation plus longtemps, de toute façon ? Tu l’as laissée dans le silence pendant des heures et maintenant, tu t’étonnerais qu’elle ait envie de partir?  

            Il regarde la jeune femme devant lui et pour la première fois depuis qu’elle est là, il a l’impression de la voir vraiment. Cette fille est tout. La vulnérabilité et la force, la douceur et la violence, l’amour et la haine, la jeunesse et la sagesse. Il la regarde et ne peut plus baisser les yeux. Il voudrait traverser la pièce d’un seul bond, envelopper de ses bras cette femme qu’il ne voudrait plus jamais quitter. Elle n’aurait qu’à se blottir contre lui et alors il pourrait l’emporter, la bercer, doucement, lentement, comme on endort un enfant. Et lui, il se fraierait un passage à travers ses cheveux bruns pour enfouir son nez dans son cou et sentir la douceur de sa peau sur son nez et ses lèvres, emplir ses poumons de la délicate odeur florale qui l’étourdit toujours.

            Elle sait qu’il réfléchit. Elle reconnaît les rides de son front, ses sourcils froncés et les muscles de ses mâchoires crispés. Il ne dira rien, sans doute. Il attendra qu’elle ait refermé la porte de son appartement derrière elle avant de se frotter le visage avec ses deux mains, comme il le fait quand il est au bord du désespoir. Comme il le fait trop souvent en sa présence. Si seulement il pouvait cesser d’être gentil, un instant, un seul, ne penser qu’à lui et se jeter sur elle sans retenue. Sans penser à ce que les autres pourraient en dire. Sans penser à la bague qu’elle porte à l’annulaire gauche. Sans lui laisser le choix. S’il pouvait traverser la pièce et l’embrasser, lui mordre la lèvre si fort qu’un goût métallique emplirait sa bouche. Elle lui laisserait même déchirer ses vêtements, lacérer sa peau pour y laisser son empreinte. Mais il ne fera rien. Elle sourit encore, puis se lève, ramasse son sac à main et se dirige vers la porte d’entrée. Il la suit docilement. Elle s’appuie contre la porte, il se plante face à elle. Ils restent longtemps debout tous les deux dans le couloir étroit, toujours silencieux. Il fait un pas vers elle. Elle peut sentir son souffle sur son visage. Il va l’embrasser.

            On a l’impression qu’ils se tiennent tous deux au bord d’une falaise, prêt à sauter dans le vide. Peu importe qu‘ils sautent ou ne sautent pas, car le vertige à lui seul suffira à les changer. Peu importe qu’il l’embrasse ou ne l’embrasse pas, elle sait déjà que sa vie ne sera plus la même dès qu’elle aura passé la porte. Peu importe qu’elle parte maintenant ou après l’avoir laissé lui faire l’amour, elle est déjà infidèle.

Il ouvre enfin la bouche :
- Je voudrais pouvoir t’aimer.
- Et je voudrais pouvoir être à toi.

Elle se retourne et soupire. Comment tu peux la retenir, cette fille qui a déjà la main sur la poignée de la porte ? Comment tu peux lui dire que tu ne vis plus que pour elle, mais que tu ne veux pas la blesser ? Comment aimer cette poupée de porcelaine qui se brisera en mille éclats si tu la serres trop fort ? Pourquoi mettre toute cette beauté dans une chose si fragile? Il faut la laisser partir pour lui éviter de se noyer dans les torrents de larmes qu’elle déversera si tu colles tes lèvres aux siennes.

— Je ne te retiendrai pas.
— Je ne reviendrai pas.

Sa vue se brouille et une larme roule sur sa joue. Elle se retourne une dernière fois.

« Détruis-moi. »

            Il sait. Il comprend. Elle cherche la douleur, l’amour qui brûle à chaque inspiration. Elle ne connaît plus le bonheur des petites choses, la délicatesse d’un baiser, la douceur d’une caresse sous des draps de coton. Elle ne connaît plus que la douleur depuis qu’il n’est plus là. Elle ne peut plus aimer simplement, elle n’aime plus, elle aime mal. Il voudrait la consoler, la regarder pleurer en silence et lui caresser les cheveux jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Il pose une main sur l’épaule de la jeune femme. Le barrage cède. Elle éclate en sanglots. Il l’enlace et la serre aussi fort qu’il le peut tandis qu’elle lui martèle le torse de ses poings fermés. Il lui chuchote que tout va bien, elle est forte, il comprend, il attendra le temps qu’il faudra, il l’aime.
Il pourrait la rassurer ainsi pendant des heures, même s’il sait que ça ne sert à rien. Elle se libère de son étreinte.

« Je sais tout ça. »

            Bien sûr qu’elle sait tout ça. On ne cesse de le lui répéter. Elle peut traverser tout ça, s’en sortir... Mais qu’en savent-ils, ces gens qui répètent les mêmes phrases vides et préenregistrées ? Et comment cela est-il censé être simple ? Ces gens-là n’ont peut-être pas encore réalisé, contrairement à elle, qu’il n’est plus là, et surtout, qu’il ne reviendra jamais. Et selon eux, elle devrait se sentir libre, légère comme l’air, malgré l’absence qui prend toute la place et qui pèse si lourd sur ses épaules frêles. Elle a l’impression de ne plus exister, car elle lui avait tout donné : son cœur, ses rêves, son avenir, sa vie. Elle avait tout donné à cet homme qui n’est plus là. Cet homme qui l’a quittée, non pas par choix, mais parce que la vie en a décidé ainsi.

«Il ne t’en voudrait pas d’essayer d’être heureuse... »

            Comment arrive-t-il à trouver toujours les mots justes, ceux qui fâchent et qui apaisent à la fois. La vérité semble tellement plus vraie lorsqu’elle sort de sa bouche.  Elle voudrait lui dire qu’elle l’aime, mais il lui reste la crainte que son fiancé se sente trahi. Après plus d’un an, elle a encore peur qu’il lui en veuille de ne pas appartenir qu’à lui toute sa vie même s’il n’est plus là. Elle regarde l’homme devant elle, celui qui l’a aidée à faire face à cette petite fin du monde depuis le tout début, celui qui l’a supportée, consolée, écoutée, conseillée. Elle le regarde et se dit que si elle le laisse partir, elle ne survivra pas.

« Embrasse-moi. »

            Il sent dans sa voix une sorte de résignation. Cette phrase est le fruit d’un combat intérieur qu’elle se livre depuis des semaines déjà. Il pose doucement ses lèvres sur les siennes. Elle s’agrippe à lui, enfonce ses ongles dans la peau de son torse mouillé par les larmes.

            Les caresses timides sur sa peau la font frissonner malgré les vagues de chaleur qui lui montent aux joues. Elle fond sous les mains un peu trop rudes de cet homme et se liquéfie. Elle n’est plus que les rivières qui dévalent le long de ses joues, le goût salé du baiser qu’ils échangent, la mer d’émotions dans laquelle elle réussit enfin à nager sans être toujours ramenée vers le fond. Les nuages s’écartent pour laisser enfin quelques rayons effleurer sa peau blanche et la réchauffer, lui rappeler qu’elle est encore en vie.

            Le jeune homme resserre ultimement son étreinte. Il pourrait l’embrasser toute la nuit, lui dire qu’il l’aime des centaines et des milliers de fois, il sait que dès qu’il la libérera de ses bras, elle s’en ira.
 Elle recule d’un pas.

- Je vais partir.
-  Je sais. 
- Je…
- Je sais. Moi aussi. 
- Ne m’attends pas.
- Je t’attendrai.
- …
- Tu reviendras.

Elle lève les yeux vers celui qui vient de prédire son avenir, puis les baisse et regarde ses mains. Avec le pouce et l’index, elle fait glisser son alliance le long de son doigt et la range dans une pochette de son sac à main. Elle plonge à nouveau son regard dans les yeux de l’homme devant elle.

Elle murmure « Je sais » avant d’ouvrir la porte de la refermer derrière elle.



Réflexion critique 




Dans mon volet création, je voulais utiliser les caractéristiques qui étaient attribuées à la mer dans Océan Mer et Ode maritime et les appliquer à un autre concept. J’ai finalement décidé de prendre la relation amoureuse entre deux personnages pour représenter les diverses facettes de la mer découvertes dans mon volet analyse. En utilisant un échange de focalisation entre les deux personnages principaux de mon récit, j’ai pu exploiter l’ambivalence, les contraires, les contrastes et les oppositions qui pouvaient être vécues par deux personnages dans une même situation. Pour ce qui est du style de ma création, je voulais m’inspirer beaucoup des deux œuvres de mon volet analyse, mais cela a été difficile à cause du réalisme et du côté très concret de mon texte. J’ai tout de même réussi à inclure l’oralité de la narration qui est souvent utilisée par Alessandro Baricco. L’échec le plus flagrant de ma création par rapport aux contraintes que je m’étais imposées au départ est que j’avais l’intention d’inclure beaucoup d’images en lien avec la mer ou du moins avec l’eau, mais même en ayant cela en tête tout au long de l’écriture de mon texte, je n’ai presque pas réussi à intégrer de figures de style utilisant l’eau. À cause de cet échec, le lien entre mon volet création et mon volet analyse ne me semble pas aussi clair qu’il me semblait lors de la rédaction du plan de création.

Je qualifierais ma création de nouvelle réaliste, ce qui correspond à mon intention de départ. Le sujet que je m’étais fixé au début a aussi été respecté. Il s’agissait d’une situation où planait un certain malaise entre un homme et une femme. Mon texte contient beaucoup plus de réflexions et de pensées que d’actions, et c’est un narrateur externe omniscient qui permet les échanges de focalisation entre la jeune femme et le jeune homme. 

Je crois que mon projet de création est contemporain tout en étant intemporel. Mis à part le lieu de l’action, soit un appartement, je crois que le récit n’est rattaché à aucune époque précise. L’originalité du projet réside dans la manière de traiter le sujet. C'est-à-dire qu’il s’agit d’une histoire d’amour impossible, presque interdit, comme il a été fait plusieurs fois déjà, cependant, l’échange de focalisation entre les deux personnages et leur point de vue totalement différent l’un de l’autre sur la même situation apporte quelque chose d’intéressant au récit qui est quelque peu banal.

Il existe plus de différences que de ressemblances entre les œuvres de mon volet analyse et ma création. La plus grande est que les deux œuvres étaient dans des univers très flous, presque irréels, tandis que mon récit est ancré dans le réel et dans le concret. Pour ce qui est des ressemblances, il y d’abord la relation entre les deux personnages de ma création qui est semblable à celle de Thomas et Elisewin dans Océan Mer. Ensuite, il y a aussi le style qui est beaucoup inspiré de celui d’Alessandro Baricco, surtout par la manière dont la voix intérieure du personnage masculin de mon récit est exprimée. La plus grande ressemblance avec l’œuvre de Fernando Pessoa est le côté physique de ma création, puisqu’il y a plusieurs passages où le narrateur met de côté les pensées des personnages pour laisser leurs gestes faire comprendre au lecteur l’état dans lequel ces personnages se trouvent.