Analyse : La mer en littérature


La mer dans Océan Mer d’Alessandro Baricco et Ode maritime de Fernando Pessoa

Fernando Pessoa, 1914,
Uma Fotobiografia © Livros Quetzal,
S.A. e Maria José de Lencastre

Alessandro Baricco, photo de Chico de Luigi















INTRODUCTION


   Les océans sont encore en grande partie inexplorés et suscitent l’intérêt des chercheurs, mais ce ne sont pas seulement les scientifiques en quête de nouvelles découvertes qui sont attirés par ces immenses et mystiques étendues d’eau.[1] Les artistes, autant peintres qu’écrivains, s’y intéressent aussi, tout comme les instances religieuses. En effet, la Bible, livre sacré de la religion chrétienne, porte déjà un regard ambivalent sur les immenses étendues d’eau que sont les océans, inconnus et indéchiffrables à l’époque encore plus qu’aujourd’hui. On prête à la mer deux personnalités bien distinctes : elle est à la fois une mère, le berceau de la vie, mais aussi un endroit hostile, dont la violence des tempêtes effraie[2]. Donc, au moins depuis l’écriture de la Bible, l’imaginaire collectif à propos de l’océan est marqué par cette sorte de divinité ambivalente, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Cela a eu et continue d’avoir des répercussions sur la littérature, entre autres. Une preuve de cette inspiration marine, c’est que certains écrivains sont allés jusqu’à consacrer une œuvre à la mer, comme l’ont fait Fernando Pessoa et  Alessandro Baricco. Ces deux auteurs proviennent de pays, de milieux et même d’époques différentes, Pessoa est Portugais, né en 1888 et mort en 1935 et Baricco est Italien, encore vivant aujourd’hui. Pourtant, leurs œuvres ont le même point de départ : la mer. Ode maritime, l’œuvre de Fernando Pessoa qui sera analysée, est un long poème dans lequel le narrateur exprime ses sentiments à travers une métaphore filée qui l’associe aux choses de la mer, tels les bateaux, les filets de pêche, les marins.  L’œuvre d’Alessandro Baricco, Océan Mer, est un roman dont les nombreux récits s’entrecroisent, puisque tous les personnages se retrouvent dans une pension au bord de la mer dans le but de guérir. Ainsi, dans cette analyse, la description de la mer faite par les deux auteurs sera comparée, ainsi que le rôle qui est joué par la mer dans leurs œuvres et le thème de la violence. Il est à noter que dans l’analyse, les mots « mer » et « océan » seront employés comme synonymes.



            Comme la mer elle-même est à la source des deux œuvres à l’étude, il est intéressant de voir la description qu’en ont faite le poète, Pessoa et l’écrivain, Baricco. Tout d’abord, le poème Ode maritime, qui bien qu’étant une ode aux choses de la mer, ne décrit pas la mer ou presque. Cela s’explique par le fait que le discours du narrateur est vraiment axé sur la vie des marins, les bateaux et tout ce qui anime la mer plutôt que la mer elle-même. L’un des seuls passages où l’on retrouve une description est celui-ci : « L’étendue plus humaine, plus parsemée, de l’Atlantique! / L’Indien, le plus mystérieux de tous les océans ! / La Méditerranée, douce, sans mystère aucun, classique, une mer pour battre / Des esplanades regardées par de blanches statues dans les jardins voisins! »[3] Ainsi, l’une des seules fois où le poète parle de la mer directement, il ne fait que nommer les océans et donner les qualificatifs propres à chacun d’eux. Toutefois, ces qualificatifs regroupent les principales caractéristiques qui sont souvent attribuées à la mer : l’abondance, le mystère et la douceur, ce qui donne une description de la mer assez classique. Sinon, la plupart du temps, la mer est plutôt un décor pour ce qui est le plus important. Le poète ne la décrit pas directement, mais décrit abondamment ce qui l’entoure.

La description de la mer faite par Baricco est plus difficile à cerner, puisque la mer est vue par différents personnages tout au long du roman, et celle-ci est donc multiple. Cependant, il existe une ressemblance importante entre toutes les descriptions faites par les différents personnages, c’est l’ambivalence qu’ils prêtent à l’élément aquatique. Prenons par exemple la description faite par le professeur Bartleboom, qui tente de déterminer où se termine la mer. Cet extrait provient d’une lettre qu’il écrit à une femme qu’il ne connaît pas encore : « Que disons-nous lorsque nous disons mer? Disons-nous le monstre immense capable de dévorer toute chose ou cette vague qui mousse à nos pieds ? L’eau qui peut tenir dans le creux de la main ou les abysses que nul ne peut voir ? Disons-nous tout en un seul mot ou masquons-nous tout sous un seul mot ? »[4] Ici, le fait que les trois phrases soient formulées comme des questions montre qu’en fait, Bartleboom ne sait pas comment décrire la mer. Comme la seconde et la dernière question confrontent deux idées à l’opposé l’une de l’autre, on comprend que c’est parce qu’il existe trop de facettes différentes, contradictoires et complémentaires de la mer pour être en mesure de la décrire correctement. Ann Dévéria, un autre personnage du roman qui séjourne à la pension Almayer, a aussi sa propre vision de la mer qu’elle expose à Elisewin, la jeune fille qui espère guérir sa sensibilité par la mer :  « La mer ensorcelle, la mer tue, émeut, terrifie, fait rire aussi, parfois, disparaît, par moments, se déguise en lac ou alors bâtit des tempêtes, dévore des bateaux, elle offre des richesses, elle ne donne pas de réponses, elle est sage, elle est douce, elle est puissante, elle est imprévisible. »[5] Contrairement à Bartleboom, Ann Dévéria prête une personnalité à la mer, mais c’est encore en utilisant des antithèse qu’elle la décrit. Ainsi, la mer reste toujours aussi contradictoire et ambivalente, comme le montre la longue énumération faite par Ann. Ici, c’est une mer androgyne, c’est-à-dire qu’elle est à la fois mâle et femelle. Mâle lorsqu’elle est la tempête, la violence, la force et femelle lorsqu’elle est la mer guérisseuse, le berceau de la vie.[6] C’est une manière de concevoir la mer qui revient souvent non seulement dans le roman Océan Mer, mais aussi dans l’ensemble de la littérature maritime et même dans la Bible. [7]

            On peut dire que les deux œuvres ont une description de la mer qui entre dans l’imaginaire collectif relié à celle-ci sans en aborder l’aspect mythologique. Dans les deux cas, elle est un élément à la fois puissant et doux, faible et fort, hostile et merveilleux, cependant, cette ambivalence est davantage présente dans le roman Océan Mer, puisque dans Ode maritime, la mer est très peu décrite. D’ailleurs, la principale différence entre les deux œuvres n’est pas la description elle-même, mais la quantité de descriptions. Dans Océan Mer, chaque personnage a sa vision de l’élément, ce qui donne une abondance de descriptions, tandis que dans Ode maritime, le narrateur décrit ce qui est relié à la vie en mer sans décrire la mer elle-même, sauf à quelques exceptions. Une autre différence est que dans Ode maritime, le côté dur, violent et hostile de la mer est plus exploité que le côté doux et merveilleux.

LE RÔLE DE LA MER

            Maintenant que la description de la mer a été définie à la fois pour Ode maritime et Océan Mer, il faut déterminer quel rôle est joué par cet élément dans les deux œuvres, c'est-à-dire quelle place il prend dans le récit et quel  lien il entretient avec les personnages de ce récit. Comme Ode maritime est un long poème, il ne contient pas de récit. Dans cette œuvre, le poète s’exprime à travers les choses de la mer, comme on le voit dans la citation suivante : « Mes sensations sont un bateau la quille en l’air, / Mon imagination une ancre à demi submergée, / mon désir une rame brisée, / Et le réseau de mes nerfs un filet qui sèche sur la plage ! »[8] Ici, on retrouve l’essence même du poème de Pessoa. Dès les premières pages, il établit clairement le lien métaphorique qu’il fera tout au long de son poème entre lui-même et les choses de la mer. Il devient littéralement ces choses. Pessoa est reconnu pour avoir fondé l’école du sensationnisme. Le sensationnisme consiste à constater le monde autour de soi, à l’observer sans l’analyser ni essayer de le changer. Avec cette manière de penser, Pessoa tente d’accorder toutes les contradictions de son être. Il ressent les choses sans essayer de les comprendre, car il pense que le bonheur se trouve dans le sensuel plutôt que dans l’intellectuel.[9] Dans la citation ci-haut, on retrouve le sensationnisme par le fait qu’il associe ses sensations, son imagination, son désir et ses nerfs à des objets concrets. Il transforme, en quelque sorte, les choses abstraites en choses concrètes.

Aussi, on retrouve dans Ode maritime des désirs de violence, de soumission, de féminité, de liberté en même temps que de la nostalgie, des remords, de la folie, tout cela avec des images maritimes telles que des bateaux ou des parties de ceux-ci, des ports ou encore des marins et des pirates. À travers cet élément qui échappe aux lois des hommes, il laisse libre cours à ses pensées, à ses sentiments, à ses désirs, sans la barrière de la morale pour l’en empêcher. Dans la citation suivante, on retrouve ce désir de liberté exprimé par le narrateur du poème : « Assez ! ne pas pouvoir agir en accord avec mon délire!/Assez! être toujours accroché aux jupes de la civilisation! »[10]. Ici, c’est le désir de liberté du narrateur qui ressort. Il désire s’échapper de la civilisation afin de pouvoir agir sans morale. C’est là que la mer joue un rôle important dans le poème en tant qu’endroit qui échappe aux lois des hommes, puisque c’est sur cette mer que le narrateur voudrait vivre afin d’atteindre cette liberté morale et sociale, puisque c’est le seul endroit où ce genre de liberté lui semble accessible.

            Pour ce qui est du roman Océan Mer, le rôle de la mer est plus qu’important. La mer est le récit. En effet, déjà dans le titre du roman, l’élément aquatique prend toute la place. Tous les personnages ont un passé qui les pousse à se rendre à la pension Almayer et c’est autour de ce séjour qu’est bâtie l’histoire. Leurs problèmes, leurs recherches ou encore leurs désirs les ont amenés à la mer dans laquelle il cherche une solution ou encore une guérison. Comme nous l’avons vu dans l’analyse de la description faite de la mer, celle-ci possède deux facettes opposées dans Océan Mer, ce qui se retrouve aussi dans le rôle qu’elle joue et le lien qu’elle entretient avec les divers personnages du roman. Il y a certains personnages, comme Elisewin, qui souffre d’une sensibilité extrême qui pourrait la tuer et Ann Devéria qui a commis l’adultère, qui veulent être soignées la mer. On le voit dans la citation suivante, qui est une phrase dite par Elisewin à Ann Dévéria lors d’une marche le long de la plage à la pension Almayer : « Moi, dans quelques jours, je partirai d’ici. Et j’irai dans la mer. Et je guérirai. C’est ça, ce que je désire. Guérir. Vivre. »[11] Dans cette citation, on retrouve le côté positif du rôle de la mer. Elisewin ne fait pas simplement espérer être soignée par la mer, elle y croit. C’est alors le bon côté du rôle la mer qui ressort, puisqu’ici elle est perçue comme la mer guérisseuse, le remède idéal pour tous les maux. Au début du roman, l’immersion dans la mer est présentée comme une cure à la mode, cependant, cette cure est décrite avec de l’ironie de la part du narrateur, ce qui laisse croire que si tous les personnages du roman y croient, le narrateur lui, n’est pas du même côté.

            De plus, si la mer est au centre du récit, c’est aussi à cause de l’importance de la partie centrale du roman, « Le ventre de la mer », qui raconte le naufrage de la frégate L’Alliance. Cette partie est inspirée de la toile de Géricault Le Radeau de la Méduse, qui lui-même est inspiré d’un fait réel.[12] 
Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1819, Huile sur toile, 4,91m X 7,16m, Musée du Louvre, Paris
Alessandro Baricco affirme avoir écrit cette partie du roman en premier et l’avoir justifiée ensuite avec les deux autres parties qui se trouvent avant et après[13]. Dans « Le ventre de la mer », on retrouve la même histoire de naufrage, ou presque, racontée du point de vue de deux personnages différents, soit Savigny et Thomas, que l’on connaît aussi sous le nom d’Adams dans le roman. Suite au naufrage de L’Alliance, un groupe de personnes, dont Savigny et Thomas font partie, se retrouve abandonné en mer sur un radeau. Sur ce radeau, des actes horribles sont commis, des bagarres, des meurtres pour les vivres, des suicides à cause du désespoir, et même du cannibalisme. Ainsi, dans « Le ventre de la mer », la mer joue le mauvais rôle, puisque c’est elle qui garde prisonniers, en quelque sorte, les passagers du radeau et les oblige à commettre ces actes inhumains, comme le dit Savigny, sur ce radeau, dans l’extrait suivant :

[La mer] semblait une spectatrice, silencieuse, et même complice. […]Et maintenant je la regarde et je comprends : la mer était tout. Elle a été tout dès le premier instant, tout. […]Elle était là, dans les mains qui tuaient, dans les morts qui mouraient, elle était là, dans la soif et dans la faim, dans l’agonie aussi elle était là, dans la lâcheté et dans la folie, elle était la haine et le désespoir, elle était la pitié et le renoncement, elle est ce sang et cette chair, elle est cette horreur et cette splendeur.[14]

 Avec cette longue énumération où « elle était » est répété de nombreuses fois, l’auteur insiste sur la présence de la mer, son pouvoir sur les hommes perdus en mer. La longueur de la phrase donne encore plus de puissance à cette énumération et permet de comprendre l’état d’esprit du personnage de Savigny qui s’avoue vaincu par la mer tout en exprimant une certaine haine envers elle, car il l’avait cru sa complice, comme il le dit au début de la citation. C’est donc un sentiment de trahison qu’il ressent.

            L’autre personnage qui représente le côté négatif de la mer est Thomas. Celui-ci ayant survécu à un voyage de plusieurs jours sur le même radeau à la dérive que Savigny, sa vie a été complètement changée par la mer. Autrefois animé par des valeurs saines, après le naufrage, il ne vit que pour se venger de Savigny, qui a tué la femme qu’il aimait lors d’une bagarre sur le radeau. Le lien qu’il entretient avec la mer est donc malsain, puisque celle-ci, qui est censée être la mer guérisseuse d’Elisewin, l’a rendu mauvais.

            Pour deux autres personnages, la mer est une source de questionnement et de recherche, de découverte. Il y a Plasson, le peintre, qui essaie de peindre la mer, mais qui ne sait pas par où commencer, et Bartleboom, qui tente de déterminer les limites de la mer. L’un cherche où commence la mer et l’autre où elle se termine. Plasson consacre le reste de sa vie à essayer de peindre la mer, celle-ci devenant le point central de son existence. Cet aspect du rôle de la mer rappelle beaucoup la description qui est faite de la mer dans le roman. Les descriptions faites par les personnages ne sont jamais précises et comportent souvent des antithèses, ce qui ne montre pas seulement le côté ambivalent de la mer, mais aussi son côté inconnu. Les personnages de Plasson et de Bartleboom personnifient l’incapacité à décrire la mer.
             
Le rôle de la mer est à la fois semblable et différent dans les deux œuvres. C'est-à-dire que dans les deux cas, le rôle qu’elle joue entre en lien direct avec les émotions des personnages. Par exemple, dans Ode maritime, le narrateur utilise la mer, ses symboles et ses diverses significations pour exprimer ce qu’il ressent, la mer sert à canaliser ses émotions et ses désirs, sans qu’un rôle précis lui soit vraiment attribué. Dans Océan Mer, la mer agit aussi sur les émotions et les sentiments des personnages, puisqu’elle est sensée calmer les désirs d’Ann Devéria et soigner la sensibilité d’Elisewin. La grande différence entre les deux œuvres est l’absence du rôle de questionnement et de découverte incarné par Plasson et Bartleboom dans Ode maritime.


LE THÈME DE LA VIOLENCE

La violence est un thème que l’on retrouve dans les deux œuvres sous deux principaux aspects. Il y a d’abord la violence des hommes envers les hommes, et aussi la violence de la mer. Dans Ode maritime, la violence occupe une place plus qu’importante. Elle traverse le long poème d’un bout à l’autre, apparaissant comme un fantasme du narrateur. Le point central du poème Ode maritime est le désir du narrateur de partir vivre en mer, de mener la même vie que les marins. Cependant, à plusieurs reprises, il relie ses rêves de vie en mer avec ses fantasmes de violence : « Ah, les pirates ! les pirates ! / Le désir de l’illégal uni au féroce, / Le désir de choses absolument cruelles et abominables »[15]. Dans cette citation, on voit clairement l’envie du narrateur envers les pirates, qui représentent à la fois son désir de vivre en mer et son désir de brutalité. Avec la répétition du mot « pirates », à laquelle il ajoute des points d’exclamation, l’auteur exprime une sorte d’excitation du personnage principal pour ces personnes. Les deux vers suivants décrivent ce qu’il leur envie, c'est-à-dire leur droit à l’agressivité parce qu’ils sont déjà et toujours dans l’illégalité totale. Ces deux vers commencent par « Le désir », ce qui met l’accent sur ce désir qui est ressenti par le narrateur. En utilisant les termes « absolument cruelles et abominables », le narrateur veut encore une fois insister sur la brutalité des actes qu’il aimerait pouvoir commettre. Dans la citation suivante, c’est davantage son désir de violence que son désir d’être pirate qui ressort : « La fureur de la piraterie, les tueries, l’appétit, presque sur le palais, du saccage, / La tuerie inutile de femmes et d’enfants / La torture futile, et juste pour nous distraire, des passagers pauvres, / Et la sensualité de démolir et de casser ce que les autres ont de plus cher »[16]. Ici, il est clair que ce que le personnage principal recherche dans la piraterie et la vie en mer, c’est la sauvagerie. Lorsqu’il dit « La tuerie inutile » et « La torture futile, et juste pour nous distraire », ce désir de violence pure, de barbarie sans but précis est alors très clair. Cependant, outre la gratuité de la violence qui vient d’être abordée, il y a un autre aspect de la violence qui est présent dans cette citation. C’est la sensualité associée à la violence. Avec les mots « appétit », « palais » et « sensualité », il donne une autre dimension à ses désirs violents. En effet, il semble qu’il ne désire par seulement commettre ces actes de barbaries pour évacuer son agressivité, il en ressent un réel plaisir, surtout au niveau physique. Bien sûr, la violence n’est pas la seule chose qui l’attire vers la vie maritime, mais les deux citations ci-haut montrent que c’est un moteur puissant de son imagination, puisqu’il en fait mention plusieurs fois à travers son poème.

De plus, ces fantasmes agressifs ne s’arrêtent pas là. En effet, nous avons vu ici qu’il veut être celui qui bat, tue et viole, mais il veut aussi être celui qui subit ces choses, comme on le voit dans cette citation : « Oui, oui, oui… Crucifiez-moi dans les navigations / Et mes épaules jouiront de ma croix / […] Déchirez-moi, tuez-moi, blessez-moi ! / Ce que je veux c’est emporter vers la Mort / Une âme débordant de Mer »[17]. Cette citation montre bien l’idée de fantasme qui était évoquée plus tôt, puisque dès le premier vers, les sentiments du narrateur se rapprochent de la jouissance, ce qui est confirmé au deuxième vers. En fait, ces vers expriment quelque chose de très physique, voire sensuel, comme c’était le cas dans la citation précédente. C’est d’ailleurs le style d’écriture que Fernando Pessoa attribuait à son hétéronyme Alvaro de Campos qui est l’auteur d’Ode maritime. Ces vers sont l’exemple parfait du sensationnisme qui a été décrit plus tôt, c'est-à-dire la perception du monde sur la seule base des sensations, sans essayer de le comprendre ou de le penser, puisqu’il est question de mort et d’âme, mais avec un ancrage physique.[18] Le narrateur veut être déchiré, tué, blessé, parce que c’est ainsi, avec la douleur comme seule sensation, qu’il croit entrer en contact avec la mer. Dans le dernier vers, le mot « Mer » est écrit avec une majuscule au début, ce qui montre l’importance de cet élément, qui ne représente alors plus seulement l’étendue d’eau, mais quelque chose de plus grand. De plus, comme le mot « Mort » est lui aussi écrit avec une majuscule, la mer est ainsi associée directement avec la mort.

Dans le roman Océan mer, la violence est beaucoup moins présente, puisque la mer est vue davantage comme un espoir de guérison que comme un endroit hostile. En fait, la violence est concentrée dans la partie centrale du roman, « Le ventre de la mer ». Dans cette partie, la violence explose sur un radeau à la dérive sur l’océan, surtout la nuit venue. Dans l’extrait suivant, le narrateur, Savigny,  n’est pas seulement témoin d’une scène violente, il y participe, c’est même lui qui commet le meurtre. Cette scène montre la  lutte pour la survie des passagers du radeau à la dérive. Lorsque les vivres viennent à manquer, une folie s’empare d’eux et l’horreur, comme le dit le narrateur, commence. 

Un homme se jette sur moi, il serre les mains autourde mon cou […], il y a ma vie sous ses doigts, et il y a la sienne à la pointe de mon sabre, qui finit par s’enfoncer dans son flanc puis dans son ventre puis dans sa tête qui roule à l’eau puis dans ce qu’il reste de lui, bouillie sanglante enfoncée entre les planches du radeau, inutile pantin où mon sabre plonge encore une fois, puis deux puis trois puis quatre puis cinq[19]

Dans l’extrait ci-haut, bien que le narrateur soit celui qui commet le meurtre, la manière dont c’est raconté donne l’impression qu’il regarde la scène plutôt que d’y participer. C'est-à-dire que la description du corps de son assaillant qui est devenu sa victime est plus importante que l’action elle-même. Aussi, l’abondance du mot « puis » vient appuyer cet effet de distanciation, en donnant l’impression qu’à ce moment, le narrateur ne fait que décrire ce qu’il voit sans vraiment avoir envie de le faire, car cette énumération simple détonne avec le style du reste de la partie centrale. Cette distanciation indique aussi que Savigny, le personnage narrateur à ce moment du roman, n’est plus vraiment lui-même à cause de la situation dans laquelle il se trouve. Parce qu’il se trouve sur un radeau à la dérive livré au ventre de la mer, il se résout à commettre des actes violents et inhumains qu’il n’aurait jamais pu commettre autre part. Les actes de barbarie qui sont  commis sur ce radeau sont imposés par la violence de la mer elle-même.

Aussi, toujours dans la partie centrale du roman, la mer est décrite comme agissant sur les gens et dans ce cas, elle commet, elle aussi, des actes de sauvagerie. Ainsi, la mer n’est pas seulement la cause de la violence, mais elle y participe aussi, en quelque sorte. Par exemple, lorsque le soleil se lève sur le radeau à la dérive, Savigny constate les dégâts faits par la mer pendant la nuit : « un homme comme un chiffon, accroché au sommet d’un pieu qui lui a défoncé le thorax et il reste là, oscillant sur la danse de la mer, dans la lumière du jour découvrant les morts que la mer a tués dans l’obscurité »[20]. Ici, la personnification de la mer provoque un inversement dans les rôles, puisque la mer est animée d’une certaine vie, d’un certain pouvoir d’agir, dont elle use avec brutalité, tandis que l’homme est devenu comparable à un objet, un chiffon, inanimé et soumis à la volonté d’un élément.

Pour comparer les deux œuvres, le plus juste serait de dire que bien que le thème de la violence se retrouve dans les deux œuvres, il est très différent d’une œuvre à l’autre, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, la place occupée par ce thème dans le poème de Fernando Pessoa est nettement plus grande que dans le roman d’Alessandro Baricco, puisque dans le premier, il est un peu partout au travers du poème, tandis que dans le second, il est presque seulement dans la partie centrale du recueil, qui ne constitue que quelques pages du roman. Une autre différence importante entre les deux est que dans Ode maritime, la brutalité est imaginée, rêvée par le narrateur, alors que dans Océan mer, elle est vécue par lui, ce qui donne un point de vue tout à fait différent d’une œuvre à l’autre. Dans Ode maritime comme dans Océan mer, cette sauvagerie est en quelque sorte imposée par la mer. Dans le premier cas, ce sont les rêves de vie en mer et de piraterie du narrateur qui amènent la violence dans ses pensées, et dans le deuxième cas, c’est le naufrage, donc le fait d’être perdu en mer, qui fait la fait naître. En conclusion, le thème de la violence, même s’il est abordé différemment dans les deux œuvres, rejoint l’idée que la mer échappe aux lois morales et idéologiques. C'est-à-dire qu’il s’agit d’un endroit hostile où la survie devient la chose la plus importante au détriment du sens moral et même parfois de la raison. [21]


CONCLUSION

Pour conclure, bien que la forme et le sujet d’Ode maritime diffèrent de ceux d’Océan Mer, il existe de nombreuses ressemblances entre les deux pour ce qui est de la mer dans les deux œuvres. En effet, la description qui en est faite est semblable, bien qu’elle soit plus complexe et plus abondante dans Océan Mer, puisque le poème Ode maritime est davantage axé sur la vie en mer et ce qui s’y rattache que sur la mer elle-même. Ensuite, le rôle de la mer est semblable dans le poème et dans le roman par le fait que la mer a des répercussions sur les sentiments et les émotions des pesonnages dans les deux. Pour terminer, le thème de la violence est le thème qui lie le plus les deux œuvres après celui de la mer. Bien qu’elle soit un fantasme pour le narrateur d’Ode maritime et un fait vécu pour Savigny et Thomas dans Océan mer, la manière dont la violence est liée à la mer est semblable dans les deux œuvres, car elle survient en mer, alors que les règles des hommes ne semblent plus devoir s’appliquer. Ode maritime et Océan Mer sont plus semblables que différents, ce qui rejoint certaines recherches qui avancent que tous les romans qui parlent de la mer ont de grandes ressemblances[1]. Il aurait aussi été intéressant de comparer le style d’écriture d’Ode maritime et Océan Mer, afin de déterminer si les deux œuvres comportaient des ressemblances aussi à ce niveau. Comme Ode maritime est un poème et Océan Mer un roman au style poétique, sans doute que la mer est suffisamment imprégnée dans l’imaginaire collectif pour imposer une manière d’écrire et un rythme semblable à tous les écrivains de la mer.


[1] Ibid.



[1] C. Buchet, Sous la Mer : le Sixième continent : actes du colloque international tenu à l'institut catholique de Paris, 8-10 décembre 1999, p.6 à 8.
[2] M. Quesnel, « Les représentations du monde sous-marin dans les sources des grandes religions monothéistes », Sous la Mer : le Sixième continent : actes du colloque international tenu à l'institut catholique de Paris, 8-10 décembre 1999, p.23 à 32.
[3] F. Pessoa, Ode maritime, p. 27
[4]  A. Baricco, Océan mer, p. 49-50.
[5]  Ibid., p.104.
[6]  B. Purkhardt, « Comme un noyau de silence au cœur d’une détonation : Alessandro Baricco », Jeu : revue de théâtre, p. 111-121.
[7]  I. Zainoun, Le roman maritime, un langage universel.
[8] F.Pessoa, Ode Maritime, p.27.
[9] R.Bréchon, « Pessoa Fernando (1888-1935)», Encyclopédie Universalis.
[10]  Idib., p.59.
[11] A. Baricco, Océan mer, p.105.
[12]  J. Denis, « La mer guérisseuse », Le Devoir, 21 février 1998, p. D5.
[13]  B. Purkhardt, « Comme un noyau de silence au cœur d’une détonation : Alessandro Baricco », Jeu : revue de théâtre, p. 111-121.
[14] A. Baricco, Océan mer, p.141.
[15] F. Pessoa, Ode Maritime, p.61.
[16] Ibid., p.75.
[17] Ibid., p.43.
[18] R. Bréchon, « Pessoa Fernando (1888-1935)», Encyclopédie Universalis.
[19] A. Baricco, Océan mer, p.136-137.
[20] Ibid., p.133-134.
[21]  I. Zainoun, Le roman maritime, un langage universel, p. 218.
[22] Ibid.




MÉDIAGRAPHIE
Œuvres analysées
  • Baricco, Alessandro,  Océan Mer, Éditions Gallimard, coll. Folio №3710, Barcelone, 2006, 282 pages. 
  • Pessoa, Fernando (Àlvaro de Campos), Ode Maritime, Éditions de la différence, Paris, 2009, 91 pages.
Fernando Pessoa
  • Bréchon, Robert « L’imagination océane », Paysages de Fernando Pessoa, [en ligne], [http://www.geopoetique.net/archipel_fr/institut/cahiers/cah3_rb.html] (consulté le 4 février 2011)
  • Bréchon, Robert, « Pessoa Fernando (1888-1935)», Encyclopédie Universalis, [en ligne], [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/fernando-pessoa/#] (consulté le 4 février 2011)
  • Farley-Chevrier, Francis, « L’oeuvre toujours temporaire de Pessoa », Spirale : Arts Lettres Sciences humaines, №186,  p44-45. (consulté sur érudit le 7 février 2011)

Alessandro Baricco
  • Denis, Jean-Pierre, « La mer guérisseuse », Le Devoir, 21 février 1998, p. D5 (consulté sur Eureka le 4 février 2011)
  • Gambaro, Fabio, « J’écris les histoires que j’aimerais lire » Le Magazine Littéraire, janvier 2002, p.78. (consulté sur Eureka le 4 février 2011)
  • Guay, Hervé, « L’ange Baricco », Le Devoir, 13 avril 1996, p. D1 (consulté sur Eureka le 4 février 2011)
  • Poulin, Andrée, « Mer guérisseuse », Le Droit, 8 août 1998, p.A22 (consulté sur Eureka le 4 février 2011)
  • Purkhardt, Brigitte, « Comme un noyau de silence au cœur d’une détonation : Alessandro Baricco », Jeu : revue de théâtre, no 98, 2001, p.111-121 (consulté sur érudit le 4 février 2011)

Thème de la mer
  • Buchet, Christian, Sous la Mer : le Sixième continent : actes du colloque international tenu à l'institut catholique de Paris, 8-10 décembre 1999, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2001, p.6 à 8. (consulté en ligne sur GoogleBooks le 10 mars 2011)
  • Kidd, M.E, « La Thématique de l'eau dans l'œuvre d'Hubert Aquin », Voix et Images, vol. 4, n° 2, 1978, p. 264-271 (consulté sur érudit le 10 mars 2011)
  • Quesnel, Michel, sous la direction de Christian Buchet, « Les représentations du monde sous-marin dans les sources des grandes religions monothéistes », Sous la Mer : le Sixième continent : actes du colloque international tenu à l'institut catholique de Paris, 8-10 décembre 1999, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2001, p. 23 à 32. (consulté en ligne sur GoogleBooks le 10 mars 2011)
  • Zainoun, Ibtisam, Le roman maritime, un langage universel, Aspects mythologique, métaphysique et idéologique, Éditions L’Harmattan, Paris, 2007, p.7 à 33 et 215 à 218.